« Toute situation est chargée d’une mémoire autant que d’une perspective. En ayant conscience de ce fragile équilibre, cela nous confère une autorité sur le présent...» [1]
La Galerie Chantal Crousel est heureuse d'accueillir la quatrième exposition personnelle de Melik Ohanian dans ses murs. Le point de départ de cette exposition est une exposition. Stutttering [2] (Stut/t/te/ring, avec trois T) prolonge une première exposition intitulée Stuttering (avec deux T) et présentée au CRAC de Sète en juillet dernier. Que ce soit, auparavant, dans le titre You are mY destinY (2003) ou dans la série Word(s) (2006-2014), Melik Ohanian continue de manier les codes typographiques, réhaussant les ambivalences d'un mot ou d'une locution. Ici, la notion d'écho (ou de réverbération), que peut produire la répétition d'une même syllabe, est caractéristique du jeu de regard que les œuvres immiscent entre-elles. Au travers d'une trentaine d'œuvres présentées entre la Galerie Chantal Crousel et La Douane, l'artiste a agencé, de manière quasi syntaxique, des possibilités de regard, des co-existences de différentes dimensions (scientifique, politique, sociale, historique) qui ont toujours parcouru sa pratique, et qui renvoient dans un sens plus collectif à notre rapport au monde contemporain, global et dématérialisé, ainsi qu'à notre imaginaire. Stuttering est aussi le titre d’une série de photographies sur écran animé présentée à La Douane. Melik Ohanian a pris deux photographies d'un même sujet (différentes espèces du jardin botanique de Palerme), avec un même cadrage, mais avec deux focales différentes. Les deux photographies sont ensuite animées en boucle, sur une cadence soutenue, procurant à l’image une sensation de vie intérieure. Cette série de travaux est la croisée d’un proto-cinéma ou d’un devenir de la photographie. Le phénomène de dématérialisation est un des axes de l'exposition. Pulp Off synthétise un siècle de travail de mémoire, entre le journal rédigé par Vahram Altounian, témoin du génocide arménien entre 1915-1919 ; l'ouvrage analytique de sa fille, Janine Altounian, publié en 2009, et ayant pour sujet le journal de son père ; la mise au pilon programmé de l'ouvrage ; puis, sa numérisation proposée par l’artiste pour perpétuer cette mémoire aujourd'hui. A la Douane, une quatrième occurrence de l'installation est présentée ; les restes des couvertures des livres déchiquetées par l’artiste, suspendues entre deux strates temporelles d'un possible sablier, entre ante- et post-. D'une autre manière, l'installation Modelling Poetry est le rendu algorithmique de la rencontre possible de deux galaxies, une réalité insaisissable, tant par l'échelle du phénomène que par sa fiction. L'algorithme créé est une issue d'une probabilité astronomique qui se base sur une continuité de mouvements mesurés depuis des dizaines de milliards d'années. Alors que Pulp Off ausculte un continuum historique passé, Modelling Poetry puise dans un passé vertigineux et lance un compte à rebours de quatre milliards d'années. C'est une appréciation similaire du temps qui est à l'œuvre dans Shell, sept sculptures de cauris réalisées en béton. L'ambiguïté de ces coquillages, utilisés autant comme première monnaie d'échange qu'en fétiches divinatoires dans des rites tribaux, est accrue par leur aspects grisé et leur dimension modifiée. On se rapproche ainsi de ce que serait, dans notre imaginaire collectif, une archéologie d'un autre temps. Présent dans la même salle à la Galerie Chantal Crousel, Transvariation est une partition lumineuse, un mur étoilé dont les variations d’intensité sont orchestrées par les relevés climatiques des premières stations internationales basées en Arctique entre 1882 et 1883. Les deux pièces mêlées figurent un paysage désertique sans présence humaine. L'appréhension du temps dans l'exposition, multiple – ni présent, ni futur, ni passé – donne les conditions d'un voyage intérieur. Le thème du voyage, de l’exploration, a toujours été présent dans l'œuvre de l'artiste, comme une condition primordiale d'être au monde : au travers de Island of an Island (1998-2002), installation issue d'une expédition vers l’île de Surtsey au large de l'Islande ; des Selected Recordings (2002-2014), photographies de l'errance, sans indication de lieu ou de date ; de Seven Minutes Before (2004), sept écrans vidéo où les caméras parcourent un même lieu et croisent plusieurs protagonistes originaires de différents continents (un joueur de kamantcha arménien, une joueuse de koto japonais, etc.). La présence des Red Memory dans l'exposition en est une nouvelle révélation. Ces photographies de Rajak Ohanian, père de l'artiste, nous dévoilent de quelle manière le voyage et les identités culturelles sont devenus pour Melik Ohanian une substance sensible dès ses plus jeunes années. La notion de déplacement dans l’œuvre de Melik Ohanian est à relier à la dimension politique de son travail. Les zones géographiques qui attirent l’artiste sont souvent marquées par un contexte social particulier, comme White Wall Travelling (1997) dans les docks désaffectés de Liverpool, ou DAYS, I See what I Saw what I will See (2011) dans les camps de travailleurs immigrés à Sharjah. Pour Return From Memory, Melik Ohanian visitait une mine abandonnée depuis plusieurs années au Mexique quand le « dernier mineur » apparût face à lui sur ce pont en suspension, entre vision fantasmagorique et résurgence d'une période industrielle. Présentées à la Douane, les Girls of Chilwell sont issues d'une histoire méconnue : le destin d'un groupe de femmes qui chargeaient des obus en Grande-Bretagne durant la première guerre mondiale, et dont l'usine explosa en 1918. L'artiste a cette fois utilisé des images d’archives de l'époque, des mises en scène du travail à l'usine, pour constituer trois sculptures blanches hyperréalistes des jeunes filles : une partie de leur reproduction est évidemment basée sur l'image d'archive, mais le reste de leurs corps, invisible sur la photographie, est une reconstitution. Initié par Melik Ohanian en 2005, le Datcha project est une maison située dans un village en Arménie et qualifiée de « Zone de Non Production ». Pour chaque session, l'artiste invite des personnes de différents horizons, sans directive particulière, à partager la temporalité de cet espace. En explorant ainsi les différentes modalités de création de Melik Ohanian, on prend conscience que les motifs de désertification (sociales, géographiques, géologiques) qui parcourent son travail sont en fait à relier à un autre phénomène, la décantation : prélever, patienter et observer, extraire. Les Post-Images, par exemple, sont de cette manière une forme d'opposition à l'actualité médiatique, l'artiste ne revenant sur les images qu'a posteriori et n'en conservant qu'un fragment, un îlot, un territoire. La somme des flux d'informations par lesquels chaque individu est de nos jours devenu le nœud d'un réseau complexe, mêlant entre autres, politique, culture, science, interroge le devenir de la mémoire collective aussi bien que celle de l'individu : notre société actuelle parvient-elle toujours à construire des identités émancipées, des communautés opérantes ? Ou l'apprentissage du soi, du nous, à notre époque, ne finira-t-elle pas par valoriser l'uniformisation et les modes de pensée confinée ? L'exposition Stutttering, au travers d'un voyage dans la mémoire et dans le temps, nous amène à réévaluer la nécessité de l’attention.
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1. Extrait d’un entretien avec Melik Ohanian.
2. Stuttering est la traduction anglaise de bégaiement.
« Every situation is saturated with memory as well as perspective. Being aware of this delicate balance gives us authority over the present...» [1]
The Galerie Chantal Crousel is pleased to host Melik Ohanian’s fourth personal exhibition. The starting point of the exhibition is an exibition. Stutttering(Stut/t/te/ring, spelled with three T) extends a previous exhibition titled Stuttering (spelled with two T) featured at the CRAC in Sète, last July. Whether it be in the previous title, You are mY destinY (2003), or in the series Word(s) (2006-2014), Melik Ohanian revises the rules of typography, sharpening the ambiguity of words and expressions. Here, the notion of echo (and reverberation) that spring from repeating a single syllable characterizes the interplay among his displayed works. Almost thirty works are presented at Galerie Chantal Crousel and at La Douane to demonstrate the quasi syntactic way the artist works, the various perceptions, the coexistences of different dimensions (scientific, political, social, historical) that have always undergirded his approach and that reflect, in a more collective sense, our own rapport with the contemporary, global and dematerialized world, as well as our imaginary. Stuttering is also the title of a series of photographs presented on plasma screen at La Douane. Melik Ohanian took two shots of a same subject (various varieties at the Palermo botanical garden), always the same framing, but with two different focal points. Both photos are then rhythmically animated in a loop, imbuing the image with a sort of inner life. This series of works is at the intersection of a proto-cinema or the futur of photography. The phenomenon of dematerialization is pivotal to the exhibition. Pulp Off synthesizes a century of work dedicated to memory. It sets the diary of Vahram Altounian, who witnessed the 1915-1919 Armenian genocide, and the analytical work of his daughter, Janine Altounian, published in 2009 ; the programmed pulping of the book, and the recent digital scan of the book suggested by the artist to perpetuate this memory today. La Douane is presenting a fourth occurrence of the installation: the remains of the book covers ripped by the artist, suspended between two temporal strata of a virtual hourglass. It’s a moment between the ante- and the post-. In contrast, the Modelling Poetry installation is the algorithmic result of a possible meeting of two galaxies, a reality as elusive in its sheer scale as in its fictional quality. The generated algorithm springs from an astronomical probability that is rooted in a continuity of movements measured in billions of years. While Pulp Off examines a continuum in history, Modelling Poetry digs into a dizzying past and kicks off a countdown of four billion years. A similar appreciation of time is evident in the work Shell, seven sculptures in concrete. The cowry shells’ ambiguity, imagined as a first trading currency or as a tribe’s divine ritual objects, is augmented by their neutral gray hue and their modifed size. We could also figure them as archaeology finds representing another age. Also visible in the same room at Galerie Chantal Crousel, Transvariation, a luminous wall animation. A star-studded wall with pinpoints of varying intensity light, orchestrated by climate data from 1882-1883 registered at the first international stations in the Arctic. The two works meld figure a desert landscapes, devoid of humankind. The exhibition’s grasp of time in its multiplicity – neither present nor future nor past – paves the road for inner journeying. The theme of this exploration has always been present in the artist’s work, like a primordial condition of being of the world : Island of an Island (1998-2002) is an installation inspired by an expedition near Survey Island, off the coast of Iceland, Selected Recordings (2002-2014), photos of a wanderer, deliberately lack any indication of date or place, Seven Minutes Before (2004), a seven-screen video installation features cameras shooting the same spot as it is crossed by protagonists from different continents (an Armenian kemenche player, a Japanese koto player, etc.). The presence of Red Memory in the exhibition is a new revelation. The photographs of Rajak Ohanian, the artist’s father, unveil to us how travel and cultural identities became a sensitive substance early in Melik Ohanian’s youth. The notion of displacement is linked to the political dimension of Melik Ohanian’s work. The geographic zones that attract the artist all have a particular social context : White Wall Traveling (1997), on the abandoned docks of Liverpool, or DAYS, I See what I will See (2011) in migrant workers’ camps in Sharjah. For Return from Memory, Melik Ohanian visited a closed mine in Mexico just as the last miner appeared on the suspension bridge, a blending of a phantasmagorical vision with a resurgent industrial era. On display at La Douane, the Girls of Chilwell was inspired by a little-known story of World War I, about a group of women who loaded munitions in a British factory that blew up in 1918. This time, the artist has used archival photos, shot on site, inside the factory, in order to make hyper-realistic white sculptures of the young women. The photo archives greatly helped in reproducing a part of their faces, but their bodies, hidden by the angle of the shot, had to be reconstituted. In 2005, Melik Ohanian launched the Datcha Project in a house in an Armenian village that was qualified as a « Zone of No Production ». For each each session, the artist invited people from a wide range of backgrounds to share a temporality of the space with no particular goal. In exploring the Melik Ohanian’s various creative modes, we realize that the reasons for desertification (social, geographic, and geological) that are hallmarks of his work, tie in with another phenomenon, decantation : sample, wait, observe, extract. Thus, his Post-Images, for example, are a form of opposition to the news in the media. The artist only returns to the photos afterwards and only keeps a portion, a small island, a territory. The sum of the flux of data that individuals today ingest positions them in the hub of a complex network that combines politics, culture, and science. In this, Melik Ohanian questions the future of our collective memory as well as that of the individual. Will today’s society always be able to build emancipated identities, operable communities? Or will not learning about ourselves in our era wind up being so much praise for the standardization and the modes of boxed-in thinking? The exhibition Stutttering, via a travel through time and memory, brings us to reexamine the need of the attention.
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1. Extract from an interview with Melik Ohanian